Qui a Une véritable seconde chance en Grèce ?

Anthony Perkins, The Trial (Orson Welles, 1962), Photographie par Roger Corbeau (1908-1995)

Cet article a été publié dans la revue Plein droit n° 137, juin 2023.

Les récentes réformes du fonctionnement de l’instance grecque d’appel contre les décisions de refus de protection internationale ont entraîné une dégradation de la qualité de l’examen des demandes d’asile dont l’association Equal Legal Aid (ELA), à travers l’accompagnement par ses avocates de 61 dossiers en appel entre juillet 2021 et décembre 2022, est l’observatrice et le témoin.

La directive européenne relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (2) oblige les États membres à garantir aux demandeurs le droit à un recours effectif devant une cour ou un tribunal contre la décision de rejet, rendue en première instance, de leur demande d’asile. Ce droit comprend « un examen complet et ex nunc des faits et des points de droit, y compris, le cas échéant, un examen des besoins de protection internationale ».

La Grèce, afin de se conformer aux exigences de la directive, a mis en place une procédure prévoyant la possibilité de former recours contre le rejet d’une demande d’asile devant l’Autorité d’appel. Créée par une loi de 2011 (3), cette instance n’a commencé à fonctionner qu’en 2013. L’Autorité d’appel, située uniquement à Athènes où elle siège, examine en deuxième instance, les recours contre les décisions de première instance rendues par le Service de l’asile grec. À l’issue de l’examen, qui porte tant sur les faits que sur les points de droit, elle rend une décision motivée sur la demande de protection internationale du demandeur ou de la demandeuse d’asile.

Elle est composée de 21 comités indépendants d’appel siégeant en formation collégiale ou, si la demande a été traitée en procédure accélérée, ou a été jugée « manifestement infondée» ou irrecevable, à juge unique. Lors de la création de l’Autorité d’appel, les comités indépendants d’appel étaient composés de trois membres (4) : un président, dit « éminent », c’est-à-dire ayant une expertise ou une expérience particulière de l’asile, des droits de l’Homme ou du droit international, et deux membres, universitaires diplômés en droit, en sciences politiques ou sociales, avec également une expérience significative dans le domaine des protections internationales et une connaissance des problématiques des droits de l’Homme.

En 2016, après la conclusion de l’accord UE-Turquie, alors que l’Autorité d’appel fonctionnait depuis trois ans, une nouvelle loi est entrée en vigueur (5) et a introduit un changement majeur dans la composition des comités indépendants : les deux universitaires ont été remplacés par des juges administratifs en exercice. Trois ans plus tard, une réforme législative (6) parachevait cette refonte de la composition des comités, désormais uniquement constitués de juges administratifs en exercice. Ces modifications successives ont joué un rôle clé dans l’évolution des décisions rendues par l’Autorité d’appel.

Lorsqu’en 2013, les comités d’appel ont, en même temps que le nouveau Service d’asile grec, commencé à fonctionner, les professionnels de l’asile ont salué de voir la Grèce enfin dotée d’une procédure d’appel efficace, propre à protéger les droits des personnes exilées et à corriger les problèmes rencontrés auparavant, tant sur le plan de la qualité de l’instruction des dossiers qu’en termes de délais. De fait, au cours de ses trois premières années de fonctionnement, les taux d’octroi du statut de protection internationale ont augmenté par rapport à l’ancienne procédure, et la qualité des décisions s’est considérablement améliorée.

Cependant, la composition révisée des comités en 2016, combinée aux modifications constantes de la procédure d’asile après l’accord UE-Turquie, a constitué un tournant. Et il ne s’agissait pas là d’un effet fortuit mais bien d’une décision politique. En conséquence, l’activité de l’Autorité d’appel s’est progressivement caractérisée par le nombre élevé de dossiers qui lui sont soumis, ainsi que par la pression qu’elle subit pour statuer le plus rapidement possible.

Depuis 2019, la loi fixe des objectifs chiffrés stricts : les délais pour statuer ont été réduits pour les différents comités d’appels (7). L’année suivante, une nouvelle réforme a vu le jour et a encore réduit ces délais (8) . Désormais, chaque membre des 21 comités doit examiner de 25 à 30 dossiers par mois et rendre sa décision sous 10 à 30 jours, en fonction de la procédure suivie dans chaque cas (procédure normale ou accélérée, demande irrecevable, demandeur détenu) (9).

La composition renouvelée des comités, comme la surcharge de travail et la pression qui s’exerce sur eux, ont un impact direct sur le taux d’octroi d’une protection internationale en Grèce. Au cours des dix dernières années, le nombre de décisions négatives rendues par l’Autorité d’appel a sensiblement augmenté : de 68 % de décisions négatives rendues en 2012, le taux de rejet est passé à 94 % en 2022.

De la même manière, le nombre de recours examinés par l’instance a également sensiblement augmenté : 1 650 recours déposés en 2012, contre plus de 10 000 au cours de l’année 2022 (10). Si, depuis février 2020, les autorités administratives grecques ont suspendu la publication, par le Service d’asile, d’informations statistiques auparavant mises à disposition sur une base mensuelle sur son site internet, le rapport publié par l’Agence de l’Union européenne pour l’asile (AUEA) permet de prendre la mesure du phénomène : « La Grèce a rendu [en 2020] un nombre record de décisions en deuxième instance ou en instance supérieure, soit près de 24 000 ou 10 % du total de l’UE et presque deux fois plus qu’en 2019. Cette hausse reflète en fait une augmentation des décisions négatives, qui ont représenté 94 % de toutes les décisions émises (11). »

En 2021, on relève une baisse de 34 % des décisions rendues en appel par rapport à l’année 202012. Un rapport13 observe, par ailleurs, qu’en Grèce, « la plupart des recours sont rejetés en deuxième instance. Sur l’ensemble des décisions de deuxième instance rendues en 2021, seuls 6,6 % (730) ont abouti à l’octroi de l’asile, 10,24 % (1 133) à l’octroi de la protection subsidiaire et 83,15 % (9 196) à une décision négative. Au cours de l’année 2021, 532 recours ont été rejetés comme “manifestement infondés” sans examen au fond, du fait que les requérants n’aient pas respecté l’obligation de comparution en personne du requérant ou de son avocat désigné devant l’Autorité d’appel, ou de présenter une attestation de résidence (14), ce qui constitue une charge administrative disproportionnée imposée aux requérants ».

Ainsi, depuis 2019, les taux d’octroi du statut de protection internationale ont chuté de manière spectaculaire, tant par rapport au nombre de décisions rendues par les comités d’appel les années précédentes, que par rapport à la moyenne des autres États membres de l’Union européenne, et cela est évidemment préoccupant. La dégradation de la situation de l’asile en Grèce est aussi perceptible dans les difficultés et les obstacles auxquels les demandeurs de protection internationale sont confrontés au cours de la procédure d’appel, en particulier en ce qui concerne l’accès à l’institution, d’une part, et l’examen des requêtes, d’autre part.

Obstacles à l’accès à l’Autorité d’appel

Le fait que la Grèce ne dispose que d’une seule Autorité d’appel, qui ne statue qu’à Athènes, constitue un handicap déterminant pour les requérant·es. La veille de l’audience, celles et ceux qui vivent dans des régions reculées du pays doivent effectuer un long et coûteux voyage pour se présenter en personne devant cette instance, comme le prévoit la loi. S’ils et elles n’ont pas les moyens de se rendre à Athènes, ils et elles devront trouver un avocat pour les représenter, ce qui est aussi coûteux. S’ils et elles ne respectent pas cette obligation, leur recours sera rejeté comme « manifestement infondé».

Par ailleurs, les requérant·es ne comprennent pas toujours le rôle de cette instance car il n’y a pas d’interprète pendant l’audience ni quiconque pour leur expliquer l’enjeu de cette procédure. Leur participation à l’audience se résume à n’être qu’un nom dans la liste des affaires enrôlées, en attendant d’être appelé et de montrer leur carte d’asile afin d’attester de leur présence. En somme, une procédure impersonnelle, expéditive, sans échange ni question relative à leur récit d’asile.

En outre, la procédure devant le comité se déroule principalement par écrit et se fonde uniquement sur les informations et les documents figurant déjà dans le dossier de la ou du requérant (15). L’audition des requérant·es n’a lieu qu’à titre exceptionnel, dans des conditions limitativement prévues par la loi (16), par exemple en cas de recours contre une décision de retrait du statut. Cela signifie que, même si le requérant se présente en personne devant le comité d’appel, il ne peut pas exposer correctement ses revendications.

Toutefois, si une requérante a les moyens financiers d’engager un avocat, celui-ci peut être autorisé à prendre la parole et plaider brièvement les arguments de sa cliente. Mais cela ne peut pas être considéré comme une représentation légale appropriée devant le comité, car le Service d’asile n’informe pas les requérant·es de cette possibilité qui, d’ailleurs, n’est pas explicitement mentionnée dans la loi1 (7). En pratique, cette procédure, en privant les demandeurs d’asile de leur droit de l’accès direct à une instance d’appel pour y plaider leur cause, viole le principe du droit à un recours effectif.

Un examen au rabais

Les modifications structurelles de l’Autorité d’appel et les conditions dans lesquelles la procédure d’asile se déroule ont entraîné une détérioration substantielle de la qualité de l’examen des demandes de protection internationale.

Les modifications structurelles de l’Autorité d’appel et les conditions dans lesquelles la procédure d’asile se déroule ont entraîné une détérioration substantielle de la qualité de l’examen des demandes de protection internationale. Il ne fait pas de doute que la charge de travail qui pèse sur les comités d’appel contribue à cette détérioration. Les pressions auxquelles sont soumis les juges, en termes de volume de dossiers à examiner et de délais contraints pour les traiter, ont sérieusement affecté leur capacité à évaluer chaque affaire dans toutes ses dimensions et spécificités.

L’obligation d’examen complet et ex nunc de chaque cas, prescrite par le droit européen, suppose que le juge aborde chaque dossier sur des bases individuelles et avec un esprit ouvert. Or, on constate une tendance à la stéréotypisation, voire à la standardisation (18) de la justification des décisions. Ce phénomène se manifeste, dans de nombreux cas, par une reproduction, mot à mot, de la décision de première instance ou d’une affaire similaire, pour des personnes venant du même pays (ce qui arrive souvent pour celles originaires de pays comme le Pakistan ou le Bangladesh considérés comme « sûrs »). Parfois, la justification ne suit pas un raisonnement logique – qualité professionnelle que l’on serait pourtant en droit d’attendre d’un comité composé de juges administratifs. Ces irrégularités sont facilement détectables en comparant les décisions de première et de deuxième instances (par exemple l’utilisation d’un pronom masculin dans certaines parties d’une décision, alors que la requérante est une femme ; de la même manière, des erreurs sur le pays d’origine du requérant sont fréquemment relevées).

Les informations sur le pays d’origine sont l’un des principaux aspects analysés au cours de la procédure d’asile pour évaluer les besoins de protection. Dans ce domaine, il n’est pas rare que, faute d’actualisation régulière, celles qui sont utilisées par l’Autorité d’appel datent de plusieurs années et sont par conséquent inopérantes pour apprécier le cas examiné (ainsi, par exemple, pour les demandeurs d’asile originaires de Somalie). On peut également constater qu’il n’y a pas d’approche uniforme des situations présentant des caractéristiques et des antécédents comparables, ni aucune référence ou utilisation de précédents judiciaires. Il y a lieu de s’interroger sur les raisons pour lesquelles telle personne a obtenu le statut de réfugié ou la protection subsidiaire, alors qu’il est refusé à telle autre qui se trouvait pourtant dans une situation similaire et invoquait les mêmes motifs à l’appui de sa demande d’asile. Le sort réservé aux demandes de femmes ayant subi une mutilation génitale dans leur pays d’origine, ou victimes de violence domestique ou de violence basée sur leur genre, est caractéristique de ce traitement discrétionnaire, voire arbitraire, de certains dossiers.

L’expérience d’ELA a permis à son équipe, depuis sa création, de constater l’érosion continue du droit d’asile au regard de l’augmentation des violations des droits des personnes exilées en Grèce du Nord. Y contribue le défaut d’examen sérieux des demandes d’asile en première instance, qui conduit au rejet ou à la non-admission de certaines d’entre elles, notamment celles qui émanent de personnes ayant transité par un pays déclaré « tiers sûr » comme la Turquie, l’Albanie ou la Macédoine du Nord.

Dans ce contexte, l’évolution de l’Autorité d’appel au cours des dernières années est un facteur déterminant de la dégradation de la situation des demandeurs et demandeuses d’asile en Grèce. Aux dysfonctionnements décrits ci-dessus, s’ajoutent les difficultés d’accès à la procédure d’appel du fait de la diminution des délais pour former certains recours, de la suppression de leur caractère suspensif et de l’obligation de représentation par une ou un avocat. Ce dernier point mérite d’être souligné, car jusqu’à la réforme législative de 2019, des recours sommaires introductifs pouvaient être présentés et signés par les demandeurs eux-mêmes : la suppression de cette possibilité est lourde de conséquences notamment dans les îles de la mer Égée, où les avocats formés au droit des étrangers sont très rares, et où l’accès à un avocat gratuit est quasi-inexistant.

Après une décision négative de l’Autorité d’appel, il est encore possible de la contester devant une cour administrative, comme de déposer une demande de réexamen de la demande d’asile. Même si les chances de succès de ces procédures sont improbables, voire illusoires, les avocates d’ELA continueront à défendre des dossiers en appel sur la base de mémoires argumentés, contextualisés et à jour. Il s’agit d’un choix éthique, d’un plaidoyer, qui n’empêche pas la dénonciation et la poursuite de l’observation : de création récente, le fonctionnement de l’Autorité d’appel pourrait être encore modifié.

  1. Directive 2005/85/CE qui a été modifiée de manière substantielle par la
    directive 2013/32/UE.
  1. Loi n° 3907/2011, art. 3. Avant, il y avait des comités d’appels fonctionnant sous le ministère de la protection civile (décret présidentiel n° 114/2010, art. 26). Avec cette nouvelle loi, l’État grec a essayé de moderniser les procédures d’asile et de se conformer à la directive européenne 2005/85/CE.
    Ainsi, un Service d’asile et une Autorité d’appel ont été créés. Dans le passé, l’autorité compétente était le département des étrangers, qui dépendait du ministère de l’ordre public grec. Ce département était compétent pour recevoir et examiner, en première instance, toutes les demandes de protection internationale. Les officiers de police étaient responsables de la tenue des entretiens et de la rédaction des décisions. Depuis, c’est un nouveau service indépendant qui en a la charge.
  2. Loi n° 3907/2011, art. 3.
  3. Loi n° 4375/2016, art. 5, § 2.
  4. Loi n° 4636/2019, art. 116 qui a modifié l’art. 5, § 4 de la loi n° 4375/2016.
  5. Loi n° 4636/2019, art. 95, § 7 et 101.
  6. Loi n° 4686/2020, art. 22 et 25.
  7. Loi n° 4939/2022, art. 100, § 7 et 106.
  8. Les données relatives aux années 2012-2021 sont extraites des rapports produits par Asylum information database (Aida), Country report : Greece. Celles de 2022 émanent du Refugee Support Aegan (RSA).
  9. Annual report on the situation of asylum in the European Union, 2021, p. 125.
  10. 12.EUAA, Data analysis of decisions on asylum applications in appeal or review in 2021, 2022.
  11. 13.Asylum information database, Country report : Greece, Update 2021,
    2022.
  12. À titre d’exemple, les personnes résidant dans un centre d’accueil
    de demandeurs d’asile peuvent obtenir une attestation du directeur sur
    demande expresse et la transmettre par mail au secrétariat du comité
    d’appel avant l’audience.
  13. La procédure a été modifiée par la loi n° 4375/2016. Jusqu’à ce momentlà, le requérant a eu l’occasion de développer sa demande oralement devant
    le comité d’appel.
  14. Loi n° 4939/2022, art. 102, § 3 et 4.
  15. Par exemple, en décembre 2022, un demandeur de nationalité guinéenne a vu sa demande rejetée par le Service d’asile puis annulée par un comité d’appel après que son dossier a été plaidé par l’avocate basée à Athènes partenaire de notre association. Ainsi, alors que la représentation à l’audience par un avocat n’est pas rendue obligatoire comme pour l’entretien d’asile, l’expérience et la pratique démontrent que leur présence est cruciale et permet d’obtenir des décisions favorables.
  16. Voir Jessica Hambly et Nick Gill, « Law and Speed : Asylum Appeals and the Techniques and Consequences of Legal Quickening», Journal of Law and Society, vol. 47, mars 2020.

Athina Kalogiri, a lawyer with ELA, has recently written a legal briefing on the malfunctioning of the appeal procedure in Greece, published in July in the Plein Droit review.